Théorie Mimétique
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La Zizanie, de Goscinny et Uderzo

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La Zizanie, de Goscinny et Uderzo Empty La Zizanie, de Goscinny et Uderzo

Message  Martin Ven 1 Juil - 22:21

Imaginez un album de bande dessinée dont le titre serait, ni plus ni moins : "la crise mimétique" ! Et bien pour moi, La Zizanie, album d'Astérix et Obélix scénarisé par Goscinny, c'est un peu ça !...

La "Zizanie", c'est la "discorde" à l'échelle d'un groupe. Étymologiquement, la "zizanie" désigne, à l'origine, une mauvaise herbe. Mauvaise herbe et discorde : ça fait immédiatement penser à l'"ivraie" de l’Évangile. Et si l'ivraie de l’Évangile, c'était la "rivalité mimétique", la discorde ?

L'image de couverture de l'album représente essentiellement des personnages qui se disputent deux à deux ; les "doubles", les rivaux de la théorie mimétique, sont là dessinés, tout simplement : enfant, je me souviens que je n'aimais pas cette couverture, même si j'appréciais déjà l'album. A l'intérieur, le fond vert de la couverture se retrouve partout dans les bulles où sont inscrites les répliques des personnages qui se disputent ; il symbolise l'animosité, le tour d'esprit particulier de ceux qui, liés l'un à l'autre, se chamaillent, s'invectivent.

L'image de couverture représente aussi d'autres "doubles" moins évidents à repérer : La Zizanie est à ma connaissance le seul album d'Astérix où Astérix et Obélix ont leurs "doubles" chez les romains, un petit rusé et une grosse brute, qui met en œuvre à sa façon la "guerre psychologique" préconisée par son mentor mais capable de l'exercer uniquement... à grands coups de gourdin !

Dans La Zizanie se trouvent illustrées, dessinées, ni plus ni moins, bien des notions de la théorie mimétique.

Le semeur de zizanie porte un nom de bouc émissaire particulièrement évocateur, caricatural : Tullius Détritus. Peut-on rêver mieux ? En bon bouc émissaire il a un don maléfique, proche d'un pouvoir magique, celui de semer (presque) automatiquement partout autour de lui la discorde, la zizanie. Il s'en sert à son profit, ce don lui sauve régulièrement la vie, mais il le rend aussi haïssable.

A y regarder de près, cependant, ce don n'a rien de magique : Tullius Détritus joue essentiellement sur les ressorts envieux de la nature humaine, source inépuisable de rivalités et d'exclusion (mais aussi sur le soupçon, la rumeur accusatrice). Le désir qu'il va attiser pour faire naître la discorde parmi les gaulois est celui d'être "l'homme le plus important du village". Cette expression revient aussi dans Obélix et Compagnie, associée à la richesse, qui peut conférer, effectivement, la première place à celui qui la détient.

Les femmes ont un rôle différent de celui des hommes dans La Zizanie. Goscinny est un fin observateur et sa vision, comme celle des grands dramaturges et romanciers, complète avantageusement la théorie mimétique en lui donnant de la chair, en donnant des exemples : les femmes veulent plutôt que... leur mari soit "l'homme le plus important du village". Elles ont un rôle moteur dans la zizanie qui se développe mais leur désir diffère légèrement de celui des hommes. Les femmes vivent de moins en moins, aujourd'hui, leur ambition sociale par conjoint interposé, par procuration, mais c'est une composante possible de la psychologie féminine, qui ne leur est pas réservée d'ailleurs, bien sûr, mais qui devait être fréquente à l'époque où l'album est paru.

Girard explique que nos rivalités nous détournent du réel : ceci est illustré, représenté, par les marins qui négligent complètement, du fait de leurs obsédantes rivalités, les pirates qui les attaquent. Les pirates, eux, vont jusqu'à couler leur propre navire du fait de la zizanie que le rusé romain parvient à semer parmi eux en faisant soupçonner de trahison l'un des plus costauds d'entre eux, à même de se défendre.

Girard explique que les crises mimétiques ébranlent les hiérarchies et débouchent sur la guerre de chacun contre chacun. Les femmes font la queue devant la poissonnerie. Bonemine, femme du chef, fait valoir son privilège habituel de femme du chef et passe devant les autres femmes ; elles lui disputent ce privilège ; et c'est entre elles que survient immédiatement la bagarre générale, fréquente dans les albums d'Astérix, bagarre que l'on retrouvera, hommes et femmes confondus, à la fin de l'album. En une seule planche, deux idées importantes de la théorie mimétique sont tout simplement représentées !

La planche où les femmes se réconcilient autour d'un gâteau et d'un lait de chèvre, mais surtout autour d'un bouc émissaire, Astérix, qu'elles soupçonnent de trahison, est également mémorable, une merveille, comique, de psychologie, sur la naissance et la propagation des rumeurs. Une allusion jalouse, perfide, y devient regards approbateurs, certitude complice.

La planche sur le soupçon qui s'est généralisé dans le village, où le bouc émissaire habituel, Assurancetourix, le barde, est oublié, est également très drôle et très profonde. La structure habituelle du banquet final est inversée : le barde est libre, et tous sont attachés !

Dans La Zizanie, tout se solde, se résout, d'abord, par l'expulsion de Tullius Détritus. Si l'album s'en tenait là, il serait déjà intéressant à analyser, à étudier, mais il faudrait le classer dans le "mensonge romantique", parmi les textes qui masquent, qui dissimulent, l'origine réelle de la violence dans le désir trop partagé de choses impartageables, comme le fait d'être "l'homme le plus important" d'une communauté, en collant la responsabilité de toute la violence sur le dos d'un seul. La résolution de la crise a besoin de l'expulsion de Tullius Détritus, qui est réellement coupable, car manipulateur, mais la fin de l'album revient comiquement, en quelques planches remarquables, sur l'origine et la responsabilité réelle, beaucoup plus partagée qu'il n'y paraît, de cette crise, de la zizanie, de la discorde.

Astérix parade sur un bouclier porté par Obélix. Une bagarre générale se déclenche, mélangeant hommes et femmes, selon le processus de jalousie et de rivalité du début de l'album mais cette fois sans Tullius Détritus. Astérix et le druide donnent ainsi une dernière leçon aux membres du village, et à travers eux aux lecteurs : la zizanie n'a pas besoin d'un manipulateur pervers pour s'installer, il suffit d'afficher son désir d'occuper la première place pour qu'immédiatement ce désir se propage, devienne rivalitaire, et débouche sur le conflit généralisé, sur la guerre de chacun contre chacun. Le druide déclare alors "[...] mais il faut bien les aimer... ils sont humains" et Obélix répond comiquement : "ils sont fous ces humains". Cette dernière formule est devenue le titre d'un ouvrage de Bernard Lassablière qui étudie le génie des albums d'Astérix à la lumière de la théorie mimétique. Je recommande ce livre, facile à lire. Je regrette juste qu'il soit organisé autour de la théorie mimétique, les situations tirées des albums servant à illustrer ses thèses, et non autour des albums eux-mêmes et de leur analyse, ce qui montrerait mieux, je pense, la finesse des observations et de la mise en scène de Goscinny principalement, car après lui, la qualité des scénarios des albums d'Astérix, malheureusement, régresse.

Je n'ai pas tout analysé, ce serait trop long - ça l'est d'ailleurs déjà. Mais quand on a la théorie mimétique en tête, tout cela saute aux yeux, c'est évident. La Zizanie est le plus girardien des albums d'Astérix. Il est le résultat, je pense, d'une prise de conscience de Goscinny de la nature de son art de scénariste, lié à certains traits de la nature humaine, dont il révèle malicieusement les ficelles. Le génie littéraire tient, pour une grande part (pas seulement, bien sûr), dans la finesse de l'observation, dans la psychologie. De ce point de vue-là, Goscinny fait incontestablement partie des grands auteurs. Le public le ressent en lisant et relisant les albums qu'il a scénarisés, en les donnant volontiers à lire à ses enfants, en y découvrant toujours quelque chose, et la théorie mimétique permet, au moins en partie, de l'expliquer.


Dernière édition par Martin le Mar 8 Déc - 14:12, édité 3 fois

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La Zizanie, de Goscinny et Uderzo Empty "Je veux être calife à la place du calife"

Message  Martin Ven 8 Juil - 22:37

Le désir d'"être l'homme le plus important du village" (ou le désir que son mari le soit) n'est pas un thème anodin pour Goscinny. On retrouve cette même expression dans Obélix et Compagnie, associée à l'idée qu'Obélix pourrait devenir "l'homme le plus important du village" en devenant "le plus riche". On retrouve encore cette idée, formulée différemment, chez un autre personnage dont Goscinny a scénarisé quelques albums : Iznogoud. Comme son nom l'indique, "Is no good" n'est pas bon. Son désir, son caprice, est de devenir "calife à la place du calife". Il le répète très souvent : "je veux être calife à la place du calife" ! Cette formule est-elle de Goscinny ? Il y a de bonnes raisons de le penser. René Girard explique que tout désir est désir d'être, que toute rivalité est rapport de "doubles". Comment le dire mieux en une seule phrase ? Le désir d'être d'Iznogoud et sa rivalité avec le vrai calife font que le mot "calife" se dédouble ! La faiblesse des scénarios d'Iznogoud tient au fait que cette envie, cette jalousie maladive, est purement individuelle. Elle est l'être même d'Iznogoud. Elle n'a aucune origine mimétique, elle ne naît pas dans des rapports humains. Les albums d'Astérix permettent au contraire de mettre en lumière la genèse collective de l'ambition sociale. Goscinny a d'abord mis en scène Le combat des chefs. La Zizanie révèle, plus tard, que ce combat s'enracine dans le désir et entrevoit également que le conflit exacerbe le désir, et débouche sur des crises sociales.

Goscinny a des intuitions géniales, des formules lumineuses, un sens (mimétique) de la caricature et de la satire sociale peu commun. Le bovarysme de Bonemine, par exemple, est admirable, ou les rapports entre Abraracourcix et son beau-frère ! Goscinny a scénarisé aussi des albums de Lucky Luke. Il était donc familier des duels et des lynchages arbitraires, deux autres thèmes girardiens. Je n'ai pas lu Le petit Nicolas mais "le village d'Astérix" a pris pour moi au fil du temps valeur de symbole : tout groupes humains est un "villages d'Astérix". Aucun n'est épargné par les conflits de doubles, par les rivalités violentes ou mesquines, les médisances, etc. "Partout où il y a de l'homme, il y a de l'hommerie." Et bien, un synonyme de "village d'Astérix" pris dans ce sens est de toute évidence : "la cour de récré" ! Comme "le village d'Astérix", "la cour de récré" sur laquelle Goscinny se repenche, avec nostalgie sans doute, dans Le petit Nicolas, est partout, elle est omniprésente : les chamailleries, la cruauté, les caprices, etc., sont notre pain quotidien, sont monnaie courante. Tout cela constitue ce que René Girard a appelé un jour non sans malice "le mauvais fonctionnement habituel des relations humaines". Quel abîme dans ce mot : "habituel" ! Goscinny avait un sens aigu de l'observation et il l'a exercé sur des univers très pétris de phénomènes mimétiques. Michel Serres associe avec humour aux initiales de René Girard (R.G.) le nom d'un auteur de bandes dessinées qu'il affectionne, Hergé, père de Tintin, dont il étudie quelques albums à la lumière des idées de Girard. Mais il est un autre auteur de bandes dessinées dont les initiales sont "R.G." beaucoup plus fin psychologue encore, dont les scénarios sont beaucoup plus riches en contenu mimétique, et c'est de toute évidence... René Goscinny !

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