Limites de la théorie mimétique

René Girard observe que les besoins ne sont pas mimétiques, bien qu'ils soient susceptibles d'être infléchis par l'imitation (par nos désirs et par nos rivalités mimétiques). Il marque lui-même une autre limite de sa théorie avec l'amour maternel qui n'est pas d'après lui mimétique (le lien mimétique entre le nouveau-né et sa mère, étudié par les neurologues, est cependant très fort, et conforte l'idée d'une "bonne" imitation possible, que les neurologues associent également, par exemple, à l'empathie). René Girard évoque également la camaraderie comme type de relation qui échapperait largement aux désordres mimétiques.

Je vois comme autre limite à la théorie mimétique le fait que l'on ne puisse pas réduire totalement un être humain au pur mimétisme, car sous le mimétisme, il y a une personnalité, car nous n'avons pas seulement des neurones, mais nous avons aussi un ADN, qui fait que nos cerveaux ont des dispositions différentes et des fonctionnements différents selon les individus et même selon les sexes (du fait simplement, déjà, que les hormones ne sont pas les mêmes chez les hommes et les femmes, sans parler d'autres différences possibles de structure, génétiquement déterminées). L'imitation fait partie de ce que nous avons tous en commun, mais il y a aussi des différences biologiques entre les individus qui concernent les "tempérament", le fonctionnement du cerveau. On le voit très bien quand on a des enfants : ils sont bien moins malléables que ce que la TM pourrait laisser supposer. En accueillant un enfant, on accueille une personnalité. Nous ne sommes pas des clones mimétiques les uns des autres, nous le devenons éventuellement, par le jeu du mauvais mimétisme, mais nous retrouvons notre individualité si nous faisons au contraire un usage maîtrisé de nos dispositions personnelles et de l'imitation. De même, Jésus ne se réduit pas à son rôle de bouc émissaire. Les évangiles nous présentent en lui une personne, bien mieux définie que ce que la TM à elle seule laisse supposer.

La TM envisage des éléments essentiels que nous avons en commun, elle modélise efficacement certains comportements humains fondamentaux (on pourrait même faire des programmes informatiques qui simuleraient les interactions de personnages purement ou du moins très largement mimétiques, des espèces de Sim's améliorés), mais elle ne rend pas compte facilement des individualités.

La TM n'est pas non plus la médecine ni la climatologie ou la géologie : elle n'étudie que certains types de désordres psychosociaux mais de nombreuses souffrances proviennent au contraire de maladies ou de catastrophes naturelles totalement indépendants ou très largement indépendants des phénomènes mimétiques. Les troubles psychosomatiques ("psychomimétiques" ?) existent, ils sont même très fréquents ; certains dérèglements climatiques peuvent être liés aux effets de l'activité humaine ; certaines catastrophes pourraient être prévenues (un tremblement de terre de même magnitude n'a pas le même effet en Haïti ou au Japon). Mais l'être humain n'est quand même pas responsable de tous les maux qui l'accablent, contrairement à l'impression que donne la TM en faisant abstraction, pour s'en tenir à son sujet d'étude, de tout ce qui n'a rien de mimétique.

Bref, la théorie mimétique ne dit pas tout sur tout. Son réductionnisme fait sa force, sa capacité de synthèse, mais il faut avoir clairement conscience de ses limites pour ne pas en faire une philosophie ou une religion. Elle rassemble, autour de l'étude de l'imitation, tout ce qui, dans le comportement humain relève réellement de l'imitation ou est en rapport avec l'imitation (et c'est vaste), ce qui lui donne la prétention de fédérer les sciences humaines autour de cette notion. L'imitation est un phénomène biologique parmi d'autres, mais omniprésent donc essentiel à la compréhension de l'être humain. La TM ratisse large, on le lui a reproché, mais elle a ses limites. Elle n'est pas une idéologie qui aurait prétentieusement réponse à tout, contrairement à ce que pensent ses détracteurs, mais une science de l'imitation et de ses conséquences dans le comportement et la psychologie des hommes (et des animaux aux capacités mimétiques importantes).