Oedipe Roi de Sophocle

Dans Oedipe mimétique, Mark Anspach explique qu'Oedipe Roi de Sophocle est une pièce double, comme celles de Shakespeare d'après René Girard dans Shakespeare ou les feux de l'envie. On y trouve en même temps : un pièce pour le grand public, et une pièce plus profonde, pour quelques initiés !...

La pièce grand public raconte le mythe d'Oedipe et le respecte : Oedipe est réellement coupable de parricide et d'inceste.

La pièce souterraine, à laquelle n'accèdent que quelques initiés, conteste le mythe : Oedipe est innocent des crimes dont on l'accuse, il est le bouc émissaire des thébains, de Créon et de Tirésias, tous unis contre lui.

J'ai travaillé sur Oedipe Roi de Sophocle en 1993 et effectivement, tous les éléments du procès d'Oedipe, dans la pièce de Sophocle, sont à double lecture. Jamais Sophocle n'écrit directement et sans ambages, par exemple, contrairement à d'autres dramaturges qui ont mis en scène, après lui, l'histoire d'Oedipe, qu'Oedipe a commis le parricide et l'inceste. Toujours, au contraire, il emploie des métaphores étranges, il dit par exemple qu'Oedipe a labouré le sillon qu'il n'aurait pas dû labourer (ce qui laisse comprendre aussi que c'est Thèbes surtout qu'il a épousé trop étroitement) pour évoquer l'inceste. Et tout à l'avenant. Jamais non plus la question des meurtriers multiples de Laïos n'est résolue. Etc.

Qui veut accuser Oedipe trouve dans la pièce de quoi nourrir ses soupçons et qui veut innocenter Oedipe trouve également dans la pièce tout ce dont il a besoin !

L'élément le plus probant, je pense, pour prouver que Sophocle a clairement conscience qu'Oedipe est un bouc émissaire est la comparaison des trois premiers chœurs : si mes souvenirs sont bons, le premier est un appel au "tous contre un" de tous les dieux contre le dieu Arès, qui incarne la peste ; le deuxième est un appel au "tous contre un" de tous les dieux contre le coupable, humain, qui souille la cité ; le troisième est un appel au "tous contre un" des tous les thébains (des êtres humains, donc,et non des dieux), contre le coupable, responsable de la peste. Sophocle, très consciemment, je pense, substitue progressivement les hommes aux dieux ! Seule la structure de "tous contre un", d'appel à la violence collective, demeure...

Sophocle ne croit pas aux dieux grecs. Il comprend très bien, au contraire, qu'il sont le masque de la violence collective des hommes de son temps. Les hellénistes qui se représentent Sophocle comme "pieux" se trompent complètement ! Sophocle comprend que les dieux grecs sont des dieux persécuteurs, qu'ils sont instrumentalisés par des prêtres comme Tirésias ou par des politiques comme Créon pour désigner des boucs émissaires, qu'ils sont invoqués pour orchestrer des chasse à l'homme en temps de crise, que les hommes et les dieux archaïques sont interchangeables.

Sophocle côtoyait Périclès et une peste a eu lieu à Athènes. Sans doute a-t-il vu le phénomène s'ébaucher. Ce n'est pas certain mais c'est probable. Il doit y avoir une part d'observation dans son savoir.

Ce que Sophocle ne sait pas, en revanche, et qu'Euripide pressent dans Les Bacchantes, c'est que les dieux grecs eux-mêmes sont à l'origine des victimes de violences collectives sacralisées (accusées de crimes surnaturels et fantastiques comme le fait d'être magiquement responsables du fléau du moment, de porter malheur, puis vénérées pour leur pouvoir de réconciliation, de "guérison" aussi, si peu que le fléau se soit résorbé de lui-même peu après leur expulsion, de sorte que ces victimes sont restées, dans les mémoires, comme des "dieux").

Sophocle conteste le mythe mais pas ouvertement. Il n'affronte pas la foule pour proclamer l'innocence de la victime, comme plus tard les chrétiens convaincus. Il fait, prudemment, de sa compréhension du phénomène de bouc émissaire un savoir ésotérique, qu'il transmet à ceux qui parviendront à lire correctement Oedipe Roi. Garder cela secret est le moyen de vivre vieux, c'est comme ça que je comprends Oedipe à Colone, où le thème d'un secret est présent et où Oedipe meurt dans des circonstances mystérieuses, épargné par la violence collective, comme mourra Sophocle autour de ses 90 ans !

Euripide, lui, a tenté de vendre la mèche du religieux archaïque dans Les Bacchantes, mais les rumeurs qui entourent sa mort suggèrent, en termes mythologiques, qu'il a été assassiné, qu'il a subi lui-même les violences collectives qu'il dénonce.

Quelqu'un a lu correctement Oedipe Roi et c'est Sénèque. Je vais ouvrir un sujet là-dessus.