Médisance, rumeur, et sacrifice

Bien des conversations reposent sur le fait de dire ensemble du mal d'autrui.

Cet autrui est bien sûr le plus souvent absent car "les absents ont toujours tort". Bien des conversations sont des lynchages symboliques de victimes successives : l'un dit du mal d'untel, l'autre acquiesce et propose une autre victime à ce jeu de massacre, etc. Personne ne sait qu'il lynche, bien entendu, car "avoir un bouc émissaire, c'est ne pas savoir qu'on l'a". On énumère au contraire les bonnes raisons que l'on a de critiquer, de dénigrer celui-ci ou celui-là.

La médisance est sacrificielle, donc réconciliatrice.

L'on cesse de s'affronter dès lors que l'on fustige ensemble nos ennemis politiques, par exemple, ou un collègue, ou un client, ou le patron. C'est pourquoi les rumeurs se propagent : elles apaisent les tensions entre proches au détriment d'un seul ou au détriment d'un groupe d'individus.

Le phénomène de bouc émissaire commence là. L'expulsion le parachève mais c'est d'abord en pensée et en paroles qu'il s'exerce.

La médisance a aussi une fonction d'intimidation : le plus médisant cherche souvent par là à se protéger, à démontrer qu'il saura faire jouer contre vous la rumeur si vous l'attaquez. A l'inverse, si vous n'entrez pas dans son jeu, vous vous exposez à ses médisances futures. Si vous n'êtes pas médisant, bien souvent, vous êtes ennuyeux.

La médisance fait partie des survivances sacrificielles dans notre monde. Elle est une forme de sacrifice spécifiquement humaine puisqu'elle inclut le langage. Il est beaucoup plus facile de la repérer, d'ailleurs, que de s'en débarrasser.

Encenser autrui, s'extasier, être "fan" et passer en revue dans nos conversations nos idoles communes n'est souvent guère mieux. Entre parler et se taire, il est souvent meilleur de se taire, mais c'est un chemin de solitude.

Quelle attitude adopter face à la médisance ?

Vous connaissez peut-être cette chanson d'Yves Duteil, La rumeur, qui la décrit bien mieux que je ne saurais le faire...

Étudier la rumeur mériterait un examen approfondi et l'ouverture d'un sujet. Elle est associée ici à la médisance mais elle peut être aussi beaucoup plus grave, bien sûr, et colporter les "représentations persécutrices" assassines dont parle René Girard. La rumeur est souvent l'instrument principal de la diabolisation des futures victimes d'un phénomène de bouc émissaire. La distinction entre psychologie et sociologie s'estompe alors. La psychologie efficace est systémique, intersubjective, psychosociologique, elle inclut l'échelon collectif dans l'étude du sujet individuel.

René Girard parlait dans Des choses cachées de psychologie "interdividuelle", pour insister sur les rapports de "doubles" entre individus qui s'imitent et s'opposent. Le terme est un peu snob, je ne le crois pas promis à un grand avenir, mais la prise en compte des "doubles", en revanche, est essentielle. La plupart de nos troubles psychologiques sont liés à des emballements mimétiques, à des emballements relationnels, de plus en plus souvent, de nos jours, intériorisés.