"Anorexie et désir mimétique"

Anorexie et désir mimétique, c'est d'abord le titre d'un petit livre de René Girard paru aux éditions de L'Herne.

La fuite en avant, l'emballement mimétique dans le sens d'un amaigrissement aux conséquences mortifères, autodestructrices, suicidaires, qu'est l'anorexie repose dans le milieu de la mode sur une espèce de "montée aux extrêmes" de la rivalité mimétique entre top "modèles" féminins.

Quentin Delval et Stéphane Zampelli, dans leur blog, La philosophie effective chez René Girard, montrent comment le désir et la rivalité mimétiques sculptent les corps. Le montage photo de leur article, Des influences de la mimesis sur le façonnage des corps, est saisissant : culturisme et milieu de la mode édictent des normes et engendrent des rivalités qui font que leurs adeptes repoussent toujours plus loin les limites de leurs pratiques jusqu'à mettre leur santé en danger, et, dans le milieu de la mode, jusqu'à perdre la vie.

Je pense que d'autres facteurs que la pression mimétique et la rivalité interviennent dans les milieux autres que celui de la mode, en particulier chez les adolescentes, toujours liés à la gestion du désir. Je rapprocherais ainsi volontiers l'anorexie des tendances suicidaires que développent certaines d'entre elles, trop partagées entre le désir de séduire et la peur de plaire (parce qu'être désirée, ce n'est pas précisément être aimée, parce que sortir de l'enfance oblige à affronter l'idolâtrie d'une fille et l'exclusion d'une autre, etc.). Certaines adolescentes s'automutilent en haine de leur corps ou cèdent par réaction à des modes inversées où le beau est le laid (ce qui fait penser aux sorcières dans Macbeth ou aux comiques "orgies" dans Astérix chez les Helvètes) comme récemment la mode gothique, ou à des modes provocatrices comme autrefois la mode punk. Certaines adolescentes sont désormais fascinées par l'anorexie, du fait de l'influence d'internet, avant même de désirer ressembler à des mannequins.

Dans une chanson, Deuxième Génération, Renaud se met dans la peau d'un fils d'immigré en situation d'échec et le refrain exprime ce que le désespoir conduit à désirer : "J'ai rien à gagner rien à perdre / Même pas la vie / J'aime que la mort dans cette vie d'merde / J'aime c'qu'est cassé et détruit / J'aime surtout tout c'qui vous fait peur : / La douleur et la nuit." Des relations aux autres perverties par le désir (qui génère des frustrations immenses, des exclusions, etc.) peuvent conduire des personnalités sensibles jusqu'à la haine de soi. L'anorexie est asservissement mimétique à des modèles et à des rivales, idolâtrie, mais elle est mêlée aussi, de plus en plus, lorsqu'elle s'emballe, de désespoir et de haine de soi (dont la théorie mimétique explique la genèse par le jeu de bascule entre soi-même et l'autre dans la rivalité mimétique, où chacun occupe tour à tour, de plus en plus vertigineusement, la place du dieu et celle du néant). Elle peut aussi, du fait de sa médiatisation croissante, devenir désirable en elle-même. L'anorexie devient alors probablement un moyen fascinant, comme la drogue, de côtoyer la mort, de flirter avec elle. Elle permet aussi d'afficher sa détresse, de faire "peur", d'appeler au secours, peut-être. Elle est finalement suicide, autodestruction, impossible retour à la santé. La physiologie s'en mêle vraisemblablement car il est semble-t-il plus facile d'aider une personne suicidaire à renoncer au suicide que d'aider une jeune femme anorexique à revenir en arrière dans le dérèglement de son rapport à la nourriture. Tout comme l'imitation dans un apprentissage devient peu à peu structure cérébrale par le jeu des connexions entre neurones qu'elle induit, dans l'anorexie, l'autosuggestion mortifère de départ pour contrôler son appétit (par imitation de modèles de minceur) devient irréversible dans 10% des cas.

L'imitation livrée à elle-même et les jeux du désir non maîtrisés peuvent avoir des conséquences destructrices. Le corps, nos appétits, notre appétit, peuvent s'en trouver modifiés. L'anorexie est un cas particulier de ces emballements, de ces désordres, de ces dérives. Elle est aussi l'un des visages contemporains du désespoir. Comment prévenir l'anorexie ? Comment arrêter un mécanisme autodestructeur avant qu'il ne devienne irréversible ? Si vous avez des idées à ce sujet, des éléments de compréhension à proposer, des témoignages, ils sont ici les bienvenus.