Chansons et souci des victimes

Les chansons, comme les poèmes ou les "slams", ont un impératif : la concision. Les meilleures chansons condensent donc des émotions, mais aussi des idées, souvent intéressants. En particulier, de nombreuses chansons contemporaines sont animées, de toute évidence, par ce que René Girard appelle le "souci des victimes". Je propose donc d'en rassembler ici, les meilleures ou les plus significatives d'entre elles, celles où le "souci des victimes" s'exprime avec le plus d'éloquence et de talent. Je commencerai par ma préférée, un poème de Francis Jammes, mis en musique par Georges Brassens, sur le même air, d'ailleurs, qu'il a utilisé pour mettre en musique un poème d'Aragon, Il n'y a pas d'amour heureux. Il s'agit de :

"Par les quatre horizons qui crucifient le monde"...

Comment ne pas penser à Blaise Pascal, qui présente Jésus comme "éternellement crucifié jusqu'à la fin du monde". Ou à saint François d'Assise pour qui "l'Amour n'est pas aimé". La croix résume l'actualité d'hier, d'aujourd'hui et de demain.

Deux chansons, maintenant, qui adoptent "le point de vue de la victime".

La première donne la parole à un enfant, victime de maltraitance, évoque le silence des voisins. Elle passe et repasse sur les ondes pour la beauté de sa musique et de la voix qui la porte, mais on ignore le plus souvent, au moins en France, de quoi elle parle. Il s'agit d'une chanson de Suzanne Vega :


La seconde donne la parole au taureau, dans une corrida. Il s'agit d'une superbe chanson de Francis Cabrel :


"Je pensais pas qu'on puisse autant s'amuser autour d'une tombe" fait penser à cette parole du Christ : "Là où sera le cadavre, là se rassembleront les vautours."

La corrida offre le double frisson, du sacrifice humain, qui survient parfois vu les risques pris par le toréro, et du sacrifice animal. Le tout dans un cadre laïque, ce qui est un tour de force. Elle est un spectacle, comme les jeux du cirque. Comment l'Espagne a-t-elle pu concilier catholicisme pieux et pareille résurgence sacrificielle ? Vernis chrétien ? Hypocrisie religieuse ? Mécompréhension du christianisme vrai ? C'est un mystère de ce pays, en tout cas, qui a connu aussi l'Inquisition dans ses pires excès ; l'invasion musulmane puis la reconquête, avec l'apôtre Jacques représenté sans broncher à Compostelle en "tueur de maures", sabre à la main ; et plus récemment une guerre civile fratricide, avec fièvre antireligieuse, guerre de tous contre tous, de chacun contre chacun, exode des populations, sans remède sacrificiel, ou même antisacrificiel, efficace, sans phénomène de bouc émissaire réconciliateur, sinon la défaite des républicains et le meurtre de beaucoup d'entre eux dans les prisons franquistes. C'est aussi le pays où les crucifix sont le plus sanguinolents, où Jésus en croix semble le plus mort, ce qui fait que la résurrection paraît un horizon lointain. Peu d'enfants par femme aujourd'hui mais une jeunesse souvent intelligente et généreuse aux aspirations humanitaires rassurantes. L'interdiction récente de la corrida à Barcelone, enfin. Un peu par désir d'autonomie, donc par rivalité avec le reste de l'Espagne, mais pas seulement, je l'espère. Tissu de contradictions, pays de Cervantès...

"Est-ce que ce monde est sérieux ?" Poser la question, c'est déjà y répondre...

Une chanson bien connue de Brassens qui exprime la reconnaissance d'une ancienne victime envers ses bienfaiteurs :


Cette chanson rappelle la parabole du jugement dernier. "J'avais faim [...], j'avais soif [...], j'étais étranger [...], j'étais nu [...], j'étais malade [...], j'étais prisonnier [...]" : Jésus s'identifie aux victimes et énumère différentes situations d'exclusion. Venir en aide aux exclus, c'est lui venir en aide : "Chaque fois que vous l'avez fait à l'un de ces petits qui sont mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait." Et cela vaudra "la vie éternelle" à ses bienfaiteurs. De même, Brassens, qui n'est pas croyant, souhaite à ses anciens bienfaiteurs d'être conduits à leur mort "au Père éternel". Georges Brassens épingle aussi l'indifférence ou l'hostilité de "tous les gens bien intentionnés", des bien-pensants, comme fait également la parabole du bon samaritain. Le comportement du bon samaritain contraste en effet avec celui d'un prêtre et d'un lévite qui passent leur chemin devant un homme tombé à terre, roué de coups. Cette chanson qui exprime avant tout la reconnaissance est donc de toute évidence d'inspiration évangélique : "l'Esprit souffle où il veut".

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Une autre chanson plus amusante, maintenant, d'un groupe toulousain, Zebda, qui évoque des situations contemporaines d'exclusion, d'exclusion hypocrite, et un renversement final vengeur, humoristique et imaginaire, de ces mêmes situations :


Dans les Psaumes aussi, dont beaucoup sont des cris, des appels, des implorations, de victimes menacées des pires violences, il arrive que la victime réclame vengeance, qu'elle n'accepte pas tranquillement son sort. René Girard explique qu'on ne doit pas condamner pour autant ces psaumes comme "violents" : ce serait inverser injustement le sens réel des situations de violence dans lesquels ils sont produits. Cette chanson de Zebda est donc un peu, il me semble, du point de vue de la théorie mimétique, un psaume contemporain...

Une chanson de Brassens encore, qui se passe à peu près de commentaire. La quasi-unanimité (des exceptions sont énumérées, humoristiquement) des "braves gens" se rue avec une facilité déconcertante, pour les lyncher, contre ceux qui "suive[nt] une autre route qu'eux". Cette chanson est certainement excessive, sous nos climats, où la place de la victime, au contraire, est la plus convoitée. Il y a sans doute une part de mauvaise foi dans cette dramatisation, une part d'auto-justification, une identification abusive à la victime. Elle n'en est pas moins éloquente, et rappelle que le prophète Jérémie a subi pour de bon un pareil traitement :

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Une de mes chansons préférées, ensuite, un negro-spiritual célèbre, interprété par Louis Armstrong (je recommande vivement l'album entier où il figure, Louis And The Good Book) :


Comme beaucoup de negro-spirituals, ce titre associe un épisode biblique de l'Ancien Testament, de façon souterraine mais facilement repérable, à la situation des noirs en Amérique, ici, l'esclavage. "Let my people go", "laisse mon peuple partir" : cette injonction s'adresse aussi bien au roi Pharaon qu'aux esclavagistes. C'est un hymne à la liberté, à peine déguisé. La Bible fournit sans peine un support à ce genre de demande. Ruse prophétique : le chanteur et Moïse ne font qu'un !...

Un classique de la chanson engagée, de Pierre Perret :
Là non plus, la victime ne se laisse pas faire. Est-elle moins "victime" pour autant ?

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Un exemple plus récent, une chanson de Renaud pour Ingrid Betancourt, un élément d'une mobilisation étonnante, d'un de ces phénomènes de "tous pour un" dont la société occidentale est capable :


"Nous t'attendons Ingrid et nous pensons à toi, et nous ne serons libres que lorsque tu le seras" : toi, c'est moi, moi, c'est toi, pensée indifférenciatrice, mais dans l'amour.

Dans la catégorie des chansons animées par le souci des victimes se trouvent les chansons écrites et enregistrées pour soutenir une cause caritative ou humanitaire. Voici quelques-unes de ces chansons caritatives :


Je trouve aussi très belle cette chanson de Mickaël Jackson, qui a co-écrit We are the world :